DEBAT. - "OPEN FORUM"

REVOLUTION RUSSE
CAUSES INTERNES ET/OU EXTERNES DE LA CONTRE-REVOLUTION ?

(Nous publions pour favoriser un débat sur la "Révolution russe" une réaction dans le milieu internationaliste à propos des causes internes de la Contre-Révolution en Russie.

"Left disorder?")

A PROPOS DE L'"INTRODUZZIONE" DU LIVRE SUR "BORDIGA INCONNU"*

Le 14 octobre 1998

J'ai lu avec grand intérêt votre Introduction au livre sur Bordiga, essentiellement consacrée à la question de "Bordiga et la Révolution russe".

Il est vrai qu'il est difficile de comprendre le comportement de Bordiga au cours de ses "années obscures" sans avoir à l'esprit qu'il s'agit d'années de reflux, de recul profond du point de vue de la perspective révolutionnaire internationale. L'"Octobre rouge", qui avait incarné la plus haute réalisation politique du prolétariat, concrétisée dans les soviets bouillonnant de vie, qui avait exprimé les plus belles aspirations humaines: la fin des classes, des nations, des rapports marchands, tout cela semblait, entre 1926 et 1945, prendre la forme d'un des plus monstrueux régimes politiques que l'humanité ait connu.

Mais au-delà du personnage de Bordiga, de toute évidence, ce texte a été pour vous une occasion d'entreprendre une réflexion nouvelle sur cet épisode historique.

L'effondrement de l'URSS, même pour ceux qui savaient qu'il ne s'agissait pas du communisme ou quoi que ce soit de ressemblant, a créé des conditions spécifiques qui rendent incontournable une réflexion sur l'ensemble de la réalité russe de 1917 à 1989. Pour ceux qui pensent qu'il y avait quelque chose d'authentiquement prolétarien en 1917 tout en considérant qu'il n'en était rien pour le régime qui s'est écroulé en 1989, cette réflexion implique revenir sur la façon dont on a pu passer de l'un à l'autre. Les prochaines tentatives révolutionnaires ne pourront pas "faire l'impasse" sur la Révolution russe. Comprendre en profondeur et avec la plus implacable lucidité les "erreurs" commises lors de la plus importante expérience révolutionnaire passée, constituera une arme cruciale à l'heure de se frayer les nouveaux chemins.

Ce n'est pas par hasard si, depuis 1917, tous les courants politiques se réclamant de la révolution prolétarienne au sens marxiste ou même anarchiste du terme, se sont définis, regroupés, divisés, suivant les périodes, en fonction de leurs analyses sur la nature de la révolution russe, du parti bolchevik, du régime économique et politique prévalant dans ce pays. Aujourd'hui et dans les années à venir, pour les nouvelles générations de révolutionnaires, cette question aura certainement moins d'importance qu'elle n'en eut pour leurs parents au moment où les régimes staliniens vivaient en se faisant passer pour l'incarnation d'un pouvoir prolétarien. Mais ce n'est pas pour autant qu'elles pourront se dispenser de la compréhension et la critique lucide de cette expérience.

Votre texte s'inscrit dans cet effort. Il le fait en adoptant résolument un point de vue critique qui ne craint pas de remettre en question les images hagiographiques auxquelles trop souvent nous nous sommes conformés.

La plupart des courants politiques révolutionnaires se réclamant de la nature prolétarienne de la révolution d'Octobre ont adopté, face aux énormes campagnes qui ont suivi l'effondrement de l'URSS assimilant le communisme au stalinisme, une attitude de défense inconditionnelle des bolcheviks afin de "ne pas hurler avec les loups". Mais la seule façon de défendre ce qu'il y eut d'authentiquement révolutionnaire en Russie (en particulier la lutte contre la guerre et l'expérience des soviets) c'est de le voir dans toute sa réalité, sans esprit religieux, sans crainte des conséquences de la critique. Ce qui importe ce n'est pas un soi-disant respect du passé fondé sur la dissimulation (quand ce n'est pas la simple falsification des faits) mais de tirer toutes les leçons d'une tragédie dont nous continuons de payer les désastreuses conséquences. Marx soulignait déjà que les révolutions prolétariennes "raillent sans complaisance les velléités, faiblesses et misères de leurs premières tentatives."

L'expérience russe, qui a marqué de son empreinte tout le XXe siècle, apparaît comme une tragédie qui a contenu en même temps les plus belles aspirations humaines et les comportements humains les plus monstrueux. La réponse à ceux qui condamnent les premières comme des "utopies criminelles" au nom des horreurs des seconds, ne consiste pas à dire que les horreurs n'existaient pas, ou qu'on ne doit pas en parler, ou qu'elles avaient quelque chose de prolétarien qui doit être défendu parce qu'elles avaient été faites sous la contrainte de l'isolement international. La réponse ne doit laisser aucune ambiguïté sur le caractère monstrueux, anti-prolétarien, de ce qui fut fait au nom de "la défense du bastion prolétarien". La réponse doit montrer que ce ne sont pas les aspirations révolutionnaires qui ont entraîné ces horreurs mais leur abandon au profit d'une politique capitaliste.

En plaçant en exergue de votre texte la citation de Bordiga suivant laquelle, dans la période qui suivit Octobre 17, "... l'autobus du pouvoir prolétarien en Occident n'était pas passé", vous vous attaquez dès le départ à une des idées qui sert de base à la vision de la révolution russe défendue par l'IC et par ceux qui s'en réclament: "à la fin de la Ire guerre mondiale, les conditions historiques étaient mûres pour le triomphe d'une révolution communiste internationale. La révolution russe n'était que le début d'une révolution mondiale."

Je partage votre analyse/constat sur la surestimation générale qui fut faite de la combativité révolutionnaire du prolétariat européen en cette période

"En 1920 les luttes sociales en Occident étaient entrées dans une phase de reflux. On s'attendait initialement à un ouragan qui aurait frappé d'abord l'Europe puis le monde entier. A la place il n'y eut qu'une légère brise. Les luttes, pourtant généreuses, de cette période ont touché les Etats européens les moins développés comme la Hongrie et l'Italie. L'Allemagne était une exception, mais même celle-ci ne fut secouée que dans certaines zones industrielles. Tous les pays capitalistes industriellement avancés comme la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis furent parcourus par des agitations limitées (surtout syndicales) et ne connurent pas en fait de mouvements prolétariens de véritable relief." (p. 10)

En réalité l'expérience de cette période a démontré la fausseté de l'idée (partagée par la plupart des révolutionnaires de l'époque) que les guerres créent des conditions favorables à la révolution prolétarienne.

A première vue cette idée semble trouver une confirmation dans l'histoire : les principales manifestations révolutionnaires du prolétariat ont en effet à leur origine des guerres. La Commune de Paris fut liée à la guerre franco-allemande de 1870, les mouvements de 1905 dans l'empire russe à la guerre russo-japonaise, tout comme la vague internationale de 1917-1920 fut directement liée à la première guerre mondiale.

Deux raisons principales sont généralement citées pour expliquer cette réalité :

1. La guerre provoque très rapidement une dégradation extrême des conditions d'existence des classes exploitées, aussi bien sur le front qu'à l'arrière ;

2. une grande partie de ces classes se trouve de fait en possession d'armes.

Cependant, ces deux facteurs ne suffisent pas à tout expliquer. Pour qu'il y ait insurrection armée il faut surtout qu'il y ait une rupture consciente de la part du prolétariat de "l'union sacrée" qui pre-conditionne toute guerre de nations. La solidarité qui existe entre les classes pour mener la guerre doit exploser. Or, l'expérience est claire : cela ne se produit que dans les pays vaincus. Dans les pays vainqueurs, même si les conditions créées par la guerre sont épouvantables pour les classes exploitées, celles-ci ont tendance à rester attachées à la classe dominante. L'ordre social ne repose pas seulement sur la répression et l'endoctrinement, autrement il serait toujours éternel. Il trouve aussi son fondement dans une certaine division du travail où la classe dominante, responsable de la marche générale de la vie sociale, doit, "en échange" de ses privilèges, assurer un minimum de bon fonctionnement du système qui fait vivre la société. Les défaites militaires, comme les crises économiques, brisent les fondements de cette union des classes. "Nos dirigeants nous mènent à la catastrophe". (Dans ses articles contre la guerre, Contre le courant, Lénine développe cette analyse pour justifier son étrange et peu internationaliste mot d'ordre: "il faut souhaiter la défaite de son propre pays").

Malheureusement, les pays vainqueurs sont généralement - comme les marxistes l'ont souvent mis en évidence - ceux qui possèdent la plus grande puissance économique. Et cela d'autant plus dans une guerre comme la première guerre mondiale qui était la première guerre "totale", c'est-à-dire, en premier lieu, industrielle. C'est au sein de ces puissances que se trouvent les principales concentrations ouvrières dont dépend le sort final de tout affrontement mondial. C'est là que le prolétariat dispose des meilleures conditions objectives pour s'affirmer comme sujet historique capable de désarmer la classe dominante et d'entreprendre matériellement une réorganisation de l'ensemble de la vie sociale. Et c'est là que la guerre, en aboutissant à "la victoire de la nation", ne joue pas en faveur de l'affrontement entre classes.

La carte que vous tracez des pays touchés par des mouvements révolutionnaires recoupe essentiellement celle des pays vaincus. Mais même ici, la guerre n'a pas que des effets favorables à des mouvements révolutionnaires. Ici, l'élan révolutionnaire, qui peut surgir de la lutte contre la guerre, se voit brisé, ou du moins fortement affaibli, dès que la classe dominante conclut la paix, comme ce fut le cas en Allemagne... et même en Russie. La lutte contre la guerre ne conduit pas automatiquement à la lutte pour le communisme : pour beaucoup d'ouvriers le but immédiat était le retour à la paix, même si c'était la paix sous le capitalisme. Un capitalisme dont ils étaient d'autant plus près à s'accommoder qu'il ressemblait dans leurs esprits à celui de "la belle époque" d'avant la guerre, le seul qu'ils avaient connu.

L'Introduzzione met en évidence comment la politique des bolcheviks sur le plan international, qu'il s'agisse des rapports entre l'Etat russe et les autres Etats, ou qu'il s'agisse des orientations préconisées (imposées) par les bolcheviks au sein de l'Internationale communiste, est essentiellement guidée par la défense des intérêts de l'Etat soviétique, de plus en plus aux dépens des intérêts révolutionnaires du prolétariat international : retour à la diplomatie secrète, appui à des régimes qui agissaient directement contre le prolétariat et les militants communistes, comme en Turquie, engagements à ne pas chercher à stimuler la lutte de classe dans certains pays en échange d'avantages économiques, hostilité au sein de l'IC vis-à-vis des courants révolutionnaires internationalistes et conciliabilité croissante vis-à-vis des courants réformistes et chauvins, emploi d'agents secrets au sein des partis de l'IC, etc.

Cependant, votre texte ne dit que très peu sur ce que fut la politique interne des bolcheviks, au sein de la "forteresse prolétarienne". Vous ne parlez pas non plus, ou très peu, des positions de Bordiga sur cette question. Peut-être le faites vous dans le corps du livre lui-même. Mais, il est surprenant, dans un texte spécifiquement consacré à Bordiga et la Révolution russe, qu'il n'y soit pas signalé que celui-ci s'est distingué par son appui quasi inconditionnel à la politique des bolcheviks vis-à-vis du prolétariat, au nom d'un culte quasi mystique du Parti.

Vous évacuez en quelque sorte la question en affirmant que le prolétariat en Russie était pratiquement absent:

"Du fait que dans l'empire tsariste le capitalisme n Îavait pas pu se développer comme en Occident, la classe ouvrière russe constituait une petite minorité noyée dans un océan de paysans. En outre, la guerre civile commencée en 1918 et la crise économique interne avaient en quelques mois réduit de moitié sa consistance. Il manque donc le sujet même qui aurait dû Îexercer la dictature du prolétariat'... les soviets deviennent de simples appendices bureaucratiques de l'Etat... désormais le PC s'appuyait sur un vide social." (p. 12)

Il est vrai que le prolétariat russe était extrêmement minoritaire, tout comme il est vrai que la guerre civile et la crise économique le décimaient et l'affaiblissaient. Il est vrai aussi que, tout comme les prolétaires des autres pays qui avaient participé à la guerre mondiale, beaucoup de prolétaires russes étaient épuisés et aspiraient à jouir de la paix fraîchement retrouvée. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi les soviets deviennent des "appendices bureaucratiques de l'Etat". Les grèves qui éclatent dès le début de 1918 (si on ne tient pas compte de la grève particulière des fonctionnaires, fin 1917), avant le début "officiel" de la guerre civile, tout comme celles qui se produiront pendant celle-ci, jusqu'aux grèves de Pétrograd et l'insurrection de Kronstadt en 1920-21, n'étaient pas l'oeuvre de la contre-révolution blanche et internationale manipulant des paysans fraîchement enrôlés dans les usines, comme trop souvent les bolcheviks l'ont prétendu pour justifier la répression. Ce même prolétariat avait été le fer de lance de la destruction du pouvoir tsariste et il s'était élevé à un degré de conscience révolutionnaire jamais égalé ailleurs.

Si les soviets ouvriers, qui étaient supposés incarner "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat", qui avaient imposé une véritable dualité du pouvoir entre février et octobre 1917 rendant possible la prise de pouvoir d'Octobre, si ces mêmes organes étaient devenus rapidement des "appendices bureaucratiques de l'Etat" c'est aussi du fait de la politique interne des bolcheviks.

Vous rappelez dans votre texte, sans vous prononcer, l'argument majeur toujours opposé par les bolcheviks à ceux qui critiquaient cette politique, y compris au sein du parti bolchevique lui-même: "la défense du bastion prolétarien doit primer sur tout". Le problème c'est que, au nom de cette "défense", les bolcheviks ont mené une politique qui, détruisait ce qu'il y avait de plus authentiquement prolétarien dans ce "bastion", à savoir la vie politique, intense, multiforme du prolétariat organisé dans ses soviets.

En identifiant dès le début le "pouvoir des soviets" à la dictature d'un parti, les bolcheviks sciaient la branche sur laquelle ils étaient assis, du moins en tant que parti ouvrier. Alors que la révolution prolétarienne a comme premier contenu l'auto-transformation de millions d'esclaves atomisés et soumis en une force collective et consciente, n'acceptant d'autre autorité qu'elle même, nourrie par la responsabilité individuelle de chacun et apprenant à conquérir une confiance en soi à travers l'expérience directe du pouvoir, toute la politique bolchevique apparaît comme l'exact contraire. Après avoir été les magnifiques champions du mot d'ordre "tout le pouvoir aux soviets" les bolcheviks seront les principaux artisans de la destruction de ce pouvoir. Malgré les déclarations officielles, les faits sont clairs dès le début : refus d'attendre que le lIe Congrès des soviets se détermine sur la prise du pouvoir et mise de celui-ci devant le fait accompli par le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd, contrôlé par les bolcheviks ; interdiction des grèves ouvrières dès décembre 1917 et répression de celles-ci dès 1918 ; liberté totale d'action de la Tchéka, cette police toute puissante, créée aussi en décembre, sur laquelle ni les soviets ni toute autre organisation de prolétaires n'avait un quelconque contrôle, y compris le corps même du parti bolchevique; interdiction rapide des autres partis participant aux soviets et persécution d'ouvriers proches de ces partis ; élimination de toute véritable participation ouvrière à la gestion de la production laissée aux mains de "spécialistes" sous l'oeil omniprésent du parti, etc. En quelques mois, les prolétaires qui avaient détruit le pouvoir tsariste, recommençaient à avoir peur, peur de l'Etat... "prolétarien". Cette désastreuse politique bolchevique est inaugurée dès la préparation de l'insurrection elle-même et poursuivra son oeuvre dévastatrice jusqu'à l'écrasement de Kronstadt.

La politique de "défense du bastion prolétarien" est un non-sens lorsqu'elle implique la destruction du contenu prolétarien de celui-ci.

Sur le plan international, vis-à-vis du prolétariat des autres pays, le principal rôle d'un "bastion prolétarien" est de jouer un rôle d'exemple vivant, d'éclaireur. La révolution russe n'avait pas les moyens de tracer la moindre ébauche sérieuse d'une société d'abondance, mais elle pouvait et devait d'autant plus, sur le plan politique, être un exemple vivant de démocratie ouvrière, de liberté révolutionnaire, d'assurance et de confiance en soi de la classe révolutionnaire.

Il est vrai que pour beaucoup d'ouvriers la Russie représentait le "phare" qui illuminait l'espoir révolutionnaire et que toutes les descriptions des horreurs de la réalité russe dont la presse bourgeoise était friande, n'étaient pour eux que des calomnies des plumitifs de la classe dominante, des exagérations malintentionnées sur ce qui était la réaction normale d'une "république prolétarienne" subissant la pression strangulatrice de toutes les puissances coalisées. Mais pour beaucoup d'autres ouvriers, et pas obligatoirement les plus arriérés, l'image perçue de la révolution russe était une image pour le moins déconcertante. Dès la mi-1918 Rosa Luxemburg s'alerte de la nouvelle de l'exécution par les bolcheviks des otages SR et de l'image de la révolution russe qui en résulte pour les ouvriers du monde entier. Vous citez l'exemple du KAPD qui fin 1921 considère que le régime en Russie est bourgeois (et, dans ces années, l'influence de ce parti est encore très importante).

Je ne veux pas exagérer l'importance de cet aspect de la question, dans la mesure où les faiblesses de la révolution russe trouvent leur origine en grande partie dans les faiblesses du prolétariat européen. Mais elle ne doit pas être négligée au moment de tirer des leçons pour l'avenir.

Demain, lorsque de nouveaux développements de la lutte sociale conduiront de nouveau des millions d'hommes à réfléchir sur la possibilité et la nécessité d'un bouleversement révolutionnaire de la société, la question de la nature de classe de la révolution russe se trouvera inévitablement posée.

Je reste convaincu que aussi bien Octobre que le parti bolchevique étaient de nature prolétarienne. La dégénérescence étatique de ce dernier commence avec la prise de pouvoir, en Octobre même. Elle franchit un pas qualitatif et définitif avec la répression des grèves de Pétrograd et de l'insurrection de Kronstadt. Je crois que cette nature prolétarienne devra être défendue demain. Mais non pas pour se revendiquer du "modèle russe", mais au contraire pour mieux mettre en garde contre les erreurs qu'il ne faut pas répéter.

Parmi les principales leçons à tirer se trouve le danger des conceptions "jacobinistes" de la révolution prolétarienne. Les erreurs des bolcheviks, en particulier quant à leur conception de leur rôle à l'égard du prolétariat, trouvent pour l'essentiel leurs racines dans leur conviction que le modèle de la révolution française pouvait et devait être - au moins partiellement - reproduit dans une révolution prolétarienne. Cela fut particulièrement manifeste dans leur substitutionnisme vis-à-vis de la classe ouvrière et dans leur culte de "la Terreur".

Les références à la Révolution française sont permanentes dans la bouche des bolcheviks pour justifier la terreur dont les prolétaires, qui étaient supposés en être les protagonistes, devenaient de plus en plus les victimes. Ainsi, Trotsky, le 13 décembre 1917, s'adressant au délégué du comité exécutif central des soviets: "Dans moins d'un mois, la terreur va prendre des formes très violentes, à l'instar de ce qui s'est passé lors de la grande Révolution française. Ce ne sera plus seulement la prison, mais la guillotine, cette remarquable invention de la grande Révolution française, qui a pour avantage reconnu celui de raccourcir un homme d'une tête, qui sera prête pour nos ennemis." (Delo Naroda, 3.12.1917 ; cité par N. Werth in Le livre noir du communisme,1997, p.70) ; ou Lénine, qui parlait de la nécessité de trouver "notre Fouquier-Tînville qui nous matera tout la racaille contre-révolutionnaire." (id. p.68)

La Révolution française et le jacobinisme reposaient sur la duperie des masses de prolétaires et d'artisans au profit de la bourgeoisie. Ses méthodes, son esprit ne pouvaient être transférés à une révolution prolétarienne sans que les prolétaires n'en fassent les frais. Dans un cas, les masses n'interviennent que comme objet de manipulations, dans l'autre, elles sont le véritable sujet de l'histoire.

Cette incroyable référence au modèle d'une révolution bourgeoise pour réaliser une révolution prolétarienne tenait aux insuffisances théoriques que les bolcheviks avaient déjà manifestées sur la question, au début du siècle, lorsque Lénine théorisait le "jacobinisme" des révolutionnaires professionnels, "insuffisances" qui par ailleurs étaient largement répandues dans la social-démocratie internationale. L'archaïsme de la société russe et la présence du régime tsariste n'ont pu que renforcer grandement cette tendance chez les bolcheviks.

Il serait erroné de ne tirer comme leçon de la Révolution russe que le danger de l'isolement international. L'isolement de la Russie, la faiblesse numérique et politique du prolétariat peuvent expliquer pourquoi celui-ci n'eut pas la force de s'opposer à la politique bolchevique. En aucun cas ils ne justifient cette dernière.

Demain, dans les prochains mouvements de masses, il sera crucial de combattre toutes les tendances jacobinistes, non seulement telles qu'elles s'expriment dans des groupes politiques, mais aussi et surtout dans les masses elles mêmes trop facilement prêtes à "suivre" pour s'économiser l'effort de la responsabilité. Surtout lorsqu'il s'agit de masses d'exploités, c'est-à-dire d'êtres qui ont dû apprendre pendant des générations à obéir pour survivre. "Apprendre à ne plus travailler sous le fouet", disait Rosa Luxemburg.

Votre Introduzzione ne prétend pas fournir une analyse complète de la Révolution russe, et la réflexion qu'elle exprime ne prétend pas être achevée, au contraire. Elle est un stimulant à la poursuite de celle-ci. Elle l'a été, en tout cas, pour moi.

Raoul.

 

* Arturo PEREGALLI et Sandro SAGGIORO, Amadeo Bordiga. ö La sconfitta e gli anni oscuri (1926-1945). Edizioni Colibri, Milan, novembre 1998.

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