Espagne
: un recueil de textes du communisme des conseils sur l'Espagne 36-39"The CNT spoke anarchistically and acted bolshevistically, that is, capitalistically. In order to rule, or participate in the rule, it had to oppose all self-initiative on the part of the workers and so it had to stand for legality and order and government." (Paul Mattick)
Expectativas fallidas (España 1936-1939), Alrede, mai 1999, Barcelone. " Espoirs trompés. Espagne 1936-1939". Le mouvement conseilliste face à la guerre et à la révolution espagnoles : articles et notes de lecture de Korsch, Mattick… ". Édition, traduction et appendices de Sergi Rosés Cordovilla et Carlos García Velasco. Introduction de Cajo Brendel. Commande et renseignements : Alrede ediciones, apartado 1590, 08080 Barcelona. E-mail : arridi@redestb.es. Prix :1.300 pesetas.
Pour la première fois paraît en espagnol un recueil de textes du mouvement communiste des conseils américain et allemand (Mattick et Korsch en particulier) sur la guerre d’Espagne. Il s’agit d’articles ou de notes de lecture de Paul Mattick (1904-1981), tirés de la revue communiste des conseils aux USA : International Council Correspondence. Il y eut un reprint des articles de Mattick en 1970 aux USA. Mais les textes de Mattick sur révolution et guerre en Espagne demeurent largement inédits et inconnus en Europe, et à notre avis ils sont de loin les plus importants de ce recueil.
Comme le souligne, Sergi Rosés Cordovilla, dans un "appendice", les positions "conseillistes" ne peuvent se réduire à un "corpus de doctrine" homogène, chaque groupe communiste des conseils ayant ses traits propres et son autonomie de pensée. On trouvera donc des positions politiques de base avec des divergences de fond, en particulier sur l’anarchisme.
Pour les "conseillistes", les ouvriers espagnols se retrouvaient à lutter contre une bourgeoisie de type "semi-féodal", incapable d’accomplir sa " révolution ". La tâche du prolétariat, dont l’avant-garde était les ouvriers anarchistes, était de lutter pendant la guerre civile contre le capitalisme "sous toutes ses formes", franquiste et républicaine. La lutte révolutionnaire en Espagne devait s’intégrer dans la guerre de classe internationale, aussi bien contre le Capital de forme fasciste que démocratique. Sinon, il n’y avait d’autre issue que la guerre mondiale. Le mot d’ordre de " démocratie " contre " fascisme " devait " s’utiliser dans la prochaine guerre mondiale pour trahir les travailleurs, ainsi que cela a été fait dans le même but pendant la guerre d’Espagne " (Mattick, décembre 1937).
Pour Cajo Brendel, vieux militant communiste des conseils hollandais (1), dans son introduction, la défaite du prolétariat espagnol, sous la " noche negra " (la nuit noire) du franquisme, a laissé place finalement à " une espèce de révolution industrielle, en un mot : la modernisation du pays ", que la bourgeoisie républicaine n’avait pu mener à bout. S’il souligne que les communistes de conseils étaient avant tout des marxistes, il affirme le rôle finalement positif des anarchistes espagnols, " le groupe social le plus radical ", qui avaient raison de proclamer que " la radicalisation de la révolution était la condition sine qua non pour vaincre le franquisme, alors que les ‘démocrates’ et les ‘communistes’ et les ‘communistes’ voulaient suspendre la révolution jusqu’à ce que le franquisme fût mis en déroute ".
De fait, certains textes du recueil - tels ceux de Helmut Wagner et Karl Korsch - manifestent une ambivalence dans l’appréciation du rôle de la grande centrale syndicale anarchiste : la CNT, qui avait des ministres dans la Généralité de Catalogne. Karl Korsch, en 1938, voue une grande sympathie pour les efforts de collectivisation menés par les anarchistes. Helmut Wagner, plus critique, souligne l’aspect utopique des collectivisations : " les anarcho-syndicalistes n’ont d’autre issue que celle déjà adoptée par les bolcheviks et les sociaux-démocrates, à savoir : l’abolition de l’indépendance des entreprises et leur subordination à une direction économique centrale ". En fait, " le droit à l’autodétermination des ouvriers est incompatible avec une direction centralisée ", qui signifierait capitalisme d'État. Néanmoins, Wagner écrit dans son article " l’anarchisme et la révolution espagnole " (avril 1937) qu’il ne s’agit pas pour les travailleurs de lutter " contre les syndicats, car cela mènerait à une faillite complète sur les fronts militaires " : " ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs vies, ils doivent accepter toute aide sans regarder d’où elle vient. ".
Les positions de Paul Mattick, qui constituent la majorité des textes du recueil, montrent une nette évolution, jusqu’à un rejet de la politique anarcho-syndicaliste. Dans un texte - " la guerre civile en Espagne ", d’octobre 1936 - Mattick souligne l’aspect révolutionnaire de l’anarchisme, face aux staliniens et socialistes, condamnés à mener une politique de caractère fasciste, mais déjà souligne l’enjeu : la préparation à la deuxième guerre mondiale : " cette nouvelle boucherie peut éclater à tout moment ". Il critique la politique d’autonomie nationale, en particulier en Catalogne, en laquelle il voit une resucée de la politique léniniste, finalement nationaliste.
Après les journées de mai 1937, où les anarchistes au gouvernement demandent de mettre fin au combat contre les gardes civils dirigés par les staliniens, Mattick s’engage dans une nette condamnation de l’anarchisme officiel (CNT), à l’instar des conseillistes hollandais (2). Dans un article d’août 1937 (" les barricades doivent être retirées " : le fascisme de Moscou en Espagne "), il dénonce le rôle actif des syndicalistes dans le désarmement des ouvriers et leur aide au gouvernement de Valence, aux mains des staliniens. De façon très frappante, Mattick met sur le même plan la politique du bolchevisme, porteur du " capitalisme d'État " et non différent du " fascisme de Franco " et celle de l’anarcho-syndicalisme. Pour lui les événements de mai 1937 avaient montré une étroite similitude entre les " frères ennemis " : " La CNT parlait en anarcho-syndicaliste " et œuvrait en bolchevique, c’est-à-dire en capitaliste. " " Les anarchistes se sont convertis en propagandistes de la version du fascisme de Moscou, en serviteurs de ces intérêts capitalistes qui s’opposent aux plans actuels de Franco en Espagne. La révolution s’est transformée en champ de manœuvre des rivaux impérialistes. Les masses doivent mourir sans savoir pour qui ou pour quoi. "
L’appendice II, écrit par Carlos Garcia Velasco, insiste sur l’impuissance de la bourgeoisie espagnole, qui a été incapable de se faire l’agent de la modernisation propre aux " révolutions bourgeoises ". Il critique une entreprise de récupération de la "Révolution espagnole" par l’historiographie officielle et le " mouvement ouvrier ", dans lequel il place le PSOE et le PC espagnol. La définition de ces partis comme partie constitutive du " mouvement ouvrier " n’aurait certainement pas été du goût de Paul Mattick.
Finalement, ce recueil de textes inédits en espagnol vient à son heure en Espagne, loin de bien des mythes établis sur ce qu’il est convenu d’appeler la " révolution espagnole " ; il incite à une réflexion critique sur celle-ci.
Philippe Bourrinet.
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(1) Cajo Brendel, né en 1915, a été membre du GIC (Groupe des communistes internationalistes) hollandais dans les années 30 et joua un rôle majeur dans le mouvement conseilliste hollandais et international après la deuxième guerre mondiale. De nombreux textes de lui existent en français et surtout en allemand. Il a publié en hollandais une étude sur " révolution et contre-révolution en Espagne " : "Revolutie en contrarevolutie in Spanje", 1977. " Échanges et mouvement " a publié en 1979, en collaboration avec Henri Simon, "De l’anti-franquisme à l’après-franquisme : illusions politiques et lutte de classe".
(2) Pour la position des conseillistes hollandais, lors des événements d’Espagne, voir : " La gauche communiste germano-hollandaise ", sur le site web http://www.left-dis.nl